Il m’a toujours fait horreur.
Chaque fois qu’il encombrait mon horizon – et c’est arrivé fréquemment – mes prunelles s’allumaient des mêmes regards assassins, les mêmes insultes me venaient à l’esprit ; quoique non, j’en inventais de nouvelles. Le voir me fertilisait la dure-mère.
J’ai déménagé ; je ne le verrai plus.
Non, je ne te verrai plus, lourde masse prétentiarde, boursouflure protubérante, mensonge obèse, niaiserie colonnée, gros presse-papier farci de honte et de pourriture.
Toutefois, il me sera difficile de t’oublier.
D’oublier que, chaque fois que je suis passée rue Soufflot, j’ai du voir cet énorme tas de pierres bouffi, qu’on appelle Panthéon ; respirer les miasmes qu’il exsude par tous les pores de ses murs.
Déliquescence d’une France décadente qui, depuis deux siècles, ne cesse de s’enfoncer dans la boue, voilà ce qu’illustre – avec congruence – cette caillouteuse épaisseur.
Pour s’en convaincre, il suffit de reprendre, un à un, les épisodes du feuilleton panthéonesque :
C’est en 1764 que Louis XV[1] en pose la première pierre. Vingt ans plus tôt, tourmenté par une fièvre maligne, il avait fait le vœu d’ériger une église à sainte Geneviève[2] s’il était guéri.
Il le fut, hélas…
Cet édifice est à l’architecture ce que la chimère est à la zoologie ; il y a de tout, là-dedans : du gothique et du gréco-romain, du classique et du baroque.
Il n’y aura manqué que le cloître roman ; et c’est heureux.
Le Panthéon tient du lion par la tête, du mammouth par le poitrail – et son ventre est celui d’une hyène, cette bête au rire infernal qui nettoie la brousse en dévorant les bêtes crevées.
A l’intérieur, c’est immense, pompeux et froid. Le promeneur pose son regard sur des surfaces lisses semblables à de la sauce figée. Les hauts murs suintent d’un implacable ricanement silencieux. Visiteur, tu entres ici dans une de ces geôles du néant, d’où tout espoir est banni.
Sainte Geneviève jamais n’en a franchi le seuil.
C’est qu’en effet, la révolution, en grillant ce qui restait de la sainte, court-circuite le projet Louis-quinzien. La racaille au pouvoir récupère l’endroit pour en faire une nécropole des grands hommes – grands hommes dont elle prendra elle-même la mesure, cela s’entend. Clochers et fenêtres sont supprimés, de manière à créer un cloaque humide et lugubre. Le Panthéon devient caveau, antre cyclopéen de la purulence, fosse stagnante, sentine putride et prodigieuse. Le Panthéon s’assombrit – image des ténèbres qui s’abattent sur la France.
Mirabeau en franchit les portes en 1791 – il est prestement évacué[3]… même salto arrière pour Le Peletier de Saint-Fargeau[4], et l’horrible Marat. Voilà une grande injustice : ils étaient pourtant assez crapules pour mériter les honneurs de la gueuse.
D’autres charognes républicaines – il n’en manquait pas – y prennent place : Cabanis, le médecin pour qui penser n’est que sentir, et Béguinot, le général, égorgeur des paysans de l’Escaut[5] ; le sanguinaire Carnot, ordonnateur du génocide vendéen, et Marceau, qui l’exécuta. Où seraient-ils plus à l’aise, pour pourrir, que dans ce délétère sous-sol… ? Perregaux leur tient compagnie, ce financier corrompu, espion, parfois, pour le compte des Anglais.
Grands hommes assurément ces politiciens et hommes de lettres, Fleurieu, Crétet, Papin et Resnier (Louis-Pantaléon) ? Sic transit gloria mundi [6]. Ils ont eu leur petite – toute petite- heure de gloire, et puis, à peine la faucheuse passée, les voilà projetés dans l’anonymat ; patronymes oubliés, que ronge l’incognito sous les ors de la daube gueusarde[7]…
Napoléon, qui estime pouvoir manipuler à son profit les catholiques, rend à la ci-devant église son rôle cultuel, mais sans lui retirer son usage de morgue illustre, hybridation qui perdurera jusqu’en 1885.
Le cimetière descend alors à la cave – enfin, dans la crypte ; un escalier éléphantesque permet à la pestilence de remonter à la surface.
Si, au dehors, le fronton pontifie avec l’emphatique : aux grands hommes, la patrie reconnaissante, au dedans, c’est le grotesque qui triomphe, avec une fresque représentant l’apothéose de sainte Geneviève… en compagnie de Napoléon…!
Pas pour longtemps car l’empire sombre dans le désastre de Waterloo[8], Louis XVIII, qui succède à l’empereur sur le trône, le remplace aussi sur la fresque. Consécration de l’église ; une croix supplante la dithyrambique inscription.
Va-t-on, à titre de représailles, expulser Voltaire ? Que non pas ! Facétieux, le podagre Bourbon exprime qu’il sera bien assez puni d’assister tous les jours à la messe !
Mais 1830 voit l’avènement du fils du régicide[9] ; il abandonne aux loges, qui l’ont juché sur le trône, le monument – qu’on appellera désormais Temple de la gloire. Est-ce la fin ? Non ; à peine laïcisé, il est derechef rendu au culte par la seconde république, dont le président est… Louis Napoléon. Promu empereur, ce carbonaro à moitié repenti, qui recherche les bonnes grâces de l’Église, y installe des chanoines !
Bis repetita… Comme le premier empire, le second est englouti dans une débâcle militaire : après Waterloo, Sedan. A Paris, qui a affreusement souffert du siège, la population se soulève et c’est la commune ! Les insurgés délogent les religieux du Panthéon et scient la croix du dôme. Revenue aux affaires peu après, la république achève l’œuvre des communards – qu’elle déporte ou fusille, l’ingrate ! – en dévouant le Panthéon au laïcisme. On bannit l’orgue qui rythmait et stimulait la décomposition des macchabées. Quelques coups de pinceau aux murs et les saints, retouchés, nous présentent les faces grimaçantes de Gambetta, Clémenceau, et autres bouffe-curés.
Là, je sens monter une houle de cris indignés : Marie Curie ! Jean Moulin ! André Malraux !
Sans oublier ceux – comme Guynemer[10] et Saint-Exupéry – dont seul le nom demeure, gravé en ces lieux, défiant l’amnésique marche des siècles.
Heureux Saint-Exupéry ! A jamais libre et libérée, son âme vogue dans la lumière, éternellement bercée par la houle et le vent. La mer immense est sa sépulture ; il n’a pas été englouti dans ce caveau à l’usage des rampants. Comme pour Guynemer, cet autre fou volant, seule une plaque, dans ce lugubre et glauque hypogée, rappelle son souvenir. Sans doute en rit-il, « Saint-Ex » qui écrivit : Il est nécessaire que l’humanité soit irriguée par le haut et que descende sur elle quelque chose comme un chant grégorien[11].
Hé oui… Je sais. La république est une putain ; une putain vérolée qui a contaminé l’Europe ; mais avec les siècles, elle a vieilli ; et elle a vieilli comme vieillissent les putains : en prenant de l’âge, elle a acquis de la respectabilité ! De mensonge en mensonge, elle a bien manipulé le peuple et il a oublié ses crimes ; elle a fait croire à sa légitimité. D’amnésie en amnistie, elle est devenue honorable. C’est une rombière liftée, qui fréquente les beaux quartiers et donne aux œuvres. Elle s’est offert des auteurs de talent, des serviteurs généreux, des savants de génie.
Ceux dont les dépouilles ont été descendues là, sans leur consentement, d’ailleurs, c’est au service de la France qu’ils ont œuvré. La république se les est annexés au prix de dissimulations abjectes. Auraient-ils acquiescé aux massacres de septembre ? Aux tanneries de peau humaine ? Aux pontons de Nantes ?
Parce que, quoi qu’on en dise, ces ruisseaux de sang, ces innocences sacrifiées, ces vies fracassées, cette cruauté rationalisée enfin, c’est l’acte de naissance de la république ; la férocité bestiale, la vulgarité haineuse, la friponnerie grossière c’est son identité première, drapée et dissimulée dans tout un cérémonial ronflant, renflé, guindé et sentencieux.
Alors… le Panthéon ?
Colonnes et bas-reliefs en marbre blanc, fresques fadasses farcies d’allégories bécasses, et volutes, et rondes-bosses, qui percent l’espace comme des pustules, rien n’a été épargné pour fabriquer là un étalon de l’art pompier, matérialisation visible, palpable, pisseuse et poisseuse de ce que Le stupide dix-neuvième siècle[12] a charrié de poncifs et d’idées fausses.
Le Panthéon ? C’est la palinodie architecturale, c’est l’embardée permanente entre les quarante rois qui en mille ans firent la France[13] et la république qui depuis deux siècles ne cesse de la défaire.
Archétype de l’impossible synthèse ; quand on s’obstine à donner une main au diable en croyant pouvoir tendre l’autre à Dieu, l’enfer vorace avale le tout !
La gueuse a toujours voulu péter trop haut !
[1] Louis XV (1710 -1774) roi de France ; il était l’arrière petit-fils de Louis XIV.
[2] Sainte Geneviève (433-512) est la patronne de Paris.
[3] La clique au pouvoir venait de découvrir que ce petit coquin de Mirabeau (1749-1791) avait des accointances avec l’Autriche.
[4] Tel François Peillon, et bien avant lui, il rêvait de soustraire l’enfant aux déterminismes familiaux par un système d’éducation qui en ferait un républicain modèle.
[5] On oublie que la révolution généra de nombreuses chouanneries en Europe.
[6] Ainsi passe la gloire du monde – Lorsqu’un pape est élu, on lui brûle un peu d’étoupe sous le nez, en lui disant ça, pour lui rappeler qu’il aura des comptes à rendre au jour du jugement.
[7] Pas encore de journaliste au Panthéon ; mais ça viendra ; ils ont trop bien servi la soupe à la gueuse pour ne pas mériter d’être panthéonisés !
[8] 55000 morts en une journée, d’après certaines sources. Le bilan des guerres de la révolution et de l’Empire se chiffre par millions…
[9] Louis-Philippe 1er (1773-1850) est le fils de Philippe d’Orléans, dit Philippe-Egalité, cousin de Louis XVI et qui vota sa mort, par lâcheté – ce qui ne l’empêcha pas d’être guillotiné peu après.
[10] Georges Guynemer (1894-1917) aviateur héros de la 1ère guerre mondiale, mort au combat. Son corps a été pulvérisé dans les duels d’artillerie.
[11] Antoine de Saint-Exupéry, écrivain, poète, aviateur (1900 –1944) ; disparu en mer au cours d’une mission – son corps, comme celui de Guynemer, n’a jamais pu recevoir de sépulture ; voici la citation complète : Au fond il n’existe qu’un seul et unique problème sur terre. Comment redonner à l’humanité un sens spirituel, comment susciter une inquiétude de l’esprit. Il est nécessaire que l’humanité soit irriguée par le haut et que descende sur elle quelque chose comme un chant grégorien. On ne peut plus continuer à vivre en ne s’occupant que de frigidaires, de politique, de bilans budgétaires et de mots croisés. On ne peut plus progresser de la sorte.
[12] Ouvrage de Léon Daudet
[13] Qui ignore que cette expression est de Charles Maurras ? Il est quand même nécessaire de le rappeler.
2 Responses to Tirez sur le Panthéon