Je découvre sur le tard – jamais trop tard pour un chef d’œuvre – La Grande Faim, de Paul-Émile Victor, version enregistrée par l’auteur en 1956.
Il retrace le drame des grandes famines des années 1882 et 1883 sur la côte du Groenland. Certains ont qualifié – un peu légèrement – ce texte de roman. En fait, Paul-Émile Victor en avait recueilli les souvenirs lors de son premier séjour en 1934 à Tassiussak, la bourgade principale des Ammassalimiout. Comme dans bien des grandes aventures et découvertes – je pense à Cortés et la Malincha – le rôle d’information-transmission est dévolu à une jeune femme, ici nommée Doumidia, avec qui l’auteur partagea… bien des choses.
Cette version est un monument de littérature.
L’histoire tout d’abord. Brute et brutale, d’une simplicité effarante : la famine dans son expression la plus complète, presque incompréhensible à nos yeux, et d’autant plus agressive qu’elle échappe à notre monde, même pour ceux qui ont souffert au-delà de notre imaginaire. Je veux parler des camps de concentration dont les nazis n’ont eu ni la primeur, ni la spécificité. Que ceux qui en doutent lisent les témoignages trop rares (les morts écrivent peu) du Goulag, du Laogaï, des camps vietminh (hommage à Hélie Denoix de Saint-Marc et honte à Boudarel) etc. Mais au moins – horrible expression – dans ces camps, des hommes martyrisaient d’autres hommes, et il y eut des lueurs inattendues… trop rares, trop faibles.
Mais lorsque la Nature s’en mêle, lorsqu’aucune chasse ni aucune pêche, n’est plus possible, qu’aucune plante ne pousse, lorsque ces hommes qui ont appris depuis des siècles à survivre dans des conditions extrêmes ont mangé leurs chiens, leurs vêtements, les parois de leurs maisons faites de peaux de bêtes, lorsque le ventre est vide depuis des jours et des jours, lorsque les plus valides partent chercher de l’aide, dans la tempête, au prix d’efforts surhumains dans la neige, la glace, sur la banquise, et qu’ils ne rencontrent que mort et désolation, alors… ?
Alors la mort est inévitable. La mort donnée aux enfants, aux vieux, en les jetant dans des trous de la banquise, et en les suivant vers le monde des grandes chasses d’où la faim est bannie.
Encore faut-il ruser, jouer avec les courants de la mer sous la banquise pour éviter que le corps ne soit retrouvé, harponné par les derniers survivants, récupéré… et mangé.
Alors, que reste-t-il, au-delà de l’horreur ? Rien, peut-être, si ce n’est l’assassinat pour un dernier banquet, et ces témoignages : c’est plus sucré que l’ours, c’est bon.
Le style est dépouillé à l’extrême – un style auprès duquel celui de Simenon passerait pour fioritures – les phrases répétitives : « Ici il y a de la faim… Ils mangent de l’homme ». Pas un mot qui ne concentre le drame.
Quant à la diction de Paul-Émile Victor, là aussi, réussite totale, sans artifices, accordée à l’insensibilité glaçante de la nature. Je ne peux la comparer qu’à celle de Camus lisant L’Étranger.
Que nul ne discoure sur l’homme dans la nature s’il n’a écouté La Grande Faim de Paul-Émile Victor.
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