Fiches de lecture du livre numérique : LA HAINE D'ERIKA EWALD

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EXTRAIT DU PREMIER CHAPITRE

Il y avait cette femme, en face de son miroir qu'elle pouvait affronter de longues minutes en proie aux vents intérieurs les plus drus, plus drus que ceux qui mugissent au-dessus des eaux de la mer en fureur, une femme qui vacillait ; et cette femme seule face à son miroir, était considérée comme la plus grande violoniste de son temps et, disaient certains, de tout temps. On voyait en elle une artiste inégalable, ce qu'elle-même n'ignorait pas être.
Cette femme solitaire, secondée par une accompagnatrice, répondant au nom d'Anette, sa gouvernante et son souffre-douleur, n’était naturellement pas portée à l’indulgence.
Cette femme sans indulgence persistait, ce jour-là, à parler à son miroir :
« Il paraît qu'on ne voit jamais son visage tel qu'il est pour les autres ! »
Son miroir recevait toutes ses confidences, confidences anthracite, sans broncher et sans lui répondre. (Elle effrayait tous ses objets.)
Ce n'était pas un jour faste pour elle.
Comme il va de soi pour ces sortes d’âme, celle-ci méprisait la pitié.
Elle n’était pas de ces femmes qu’on plaint. Son âge, quarante ans, d’après les magazines, était celui auquel « les femmes commencent à vivre ». Vaine consolation !
Ce n'était pas un jour faste pour elle, que non : une vie sans malheur ne console pas les hommes d’une vie sans bonheur. C'était pour elle un vrai mauvais jour, bien qu'en apparence, rien ne fît changer, « un jour où l'on parle à son miroir ». Tout se passait « là-dedans » se disait-elle avec exaspération, en montrant au miroir son front, du bout de son index raide.
« Pour les riches, la misère est à l'intérieur. »
Elle avait reçu une lettre d'un certain Drewer. Il voulait être « accueilli » !
Elle avait eu recours, quelque temps avant, à la chirurgie esthétique. Le résultat n’était guère probant.
Combien de temps saurait-elle résister à ne s'intéresser qu'à sa pauvre figure, laquelle, quoi qu'on fît pour elle, n'aimanterait jamais les regards sensuels ? « Je me sens coupable de ce désir », se confessait à elle-même Érika Ewald : et elle se méprisait d'autant plus qu'en ce siècle hédoniste qui était le sien, où les femmes se voulaient libres, elle s’estimait esclave, esclave de son apparence ! Elle s'épuisait à suivre sa calvitie et sa névrose, sans rien y pouvoir changer. Elle s'était résignée depuis longtemps à vivre avec. Elle n'eût pas songé à en guérir, car, le pressentait-elle, elle y aurait beaucoup perdu.
Tant mieux qu'elle se crût disgracieuse, car atroce était son visage “ visage à peau d'iguane ; menton fuyant ; lèvres pincées ; où l’on ne voyait pas les dents, jaunes, usées, limées, sauf lors de ses colères ; visage au nez pointu (pas de joues) ; aux petits yeux ronds, noirs, perçants, yeux d'oiseaux, énormes dès qu'elle se concentrait ; au front haut, plat, large, ridé, soucieux, rébarbatif ; aux cheveux clairsemés, grisonnants (elle ne faisait aucune teinture, afin de n'en point aggraver la chute) ; à l'expression peu engageante “ atroce, atroce visage ! Elle ressemblait à ce qu'elle était : à un monument en ruine, à une inestimable cathédrale, lézardée, lépreuse, désertée.
« Il y aurait quelque âme là-dedans ? », se serait demandé le diable en personne, pris de doute, mais au premier regard seulement, car il y en avait une “ et des plus attrayantes...
Elle restait là, elle resta là, à ne rien faire, si ce n'est à se jauger, un temps assez long, face à ce visage « qu'elle ne verrait jamais ». Puis elle tendit les bras vers son instrument.
Vérité que son violon. A lui, elle ne s'intéressait qu'à lui. Au diable le reste ! Son violon était sa passion. Elle ne s'occupait pas du soleil qui allume les rideaux, incruste des reflets dorés à la surface des meubles, s’épand sur la mer bleutée ! Indifférent lui était le soleil ! (Le Soleil se vengerait !)
Elle cala l’instrument sous ce qui lui restait de menton, posa un doigt expert sur la corde élue, de l'autre main, saisit l'archet, l'approcha, avec une lenteur théâtrale, et d'un frottement sec, en fit sortir un cri suraigu et fugace, qui la fit sourire.
« Ils vont se taire, se recueillir et m'éprouver ; ils vont courber leur nuque raide, ils vont fléchir les jarrets ; ils vont s'incliner devant moi ; je vais les exténuer de la douleur de ne pas jouer et de la frustration qui en découle “ de m'écouter ! »
Elle ne doutait pas de maîtriser son art, oh ! Non ! On ne sortait pas indemne de son art, d’ailleurs. Et elle le savait et se le répétait : « Je vais jouer divinement. »
Elle n'avait pas peur des adverbes ; elle fréquentait les superlatifs.
Elle fit voltiger l'archet au-dessus des cordes, sans lui laisser la possibilité, donc la faveur, de les toucher, trouvant ainsi plaisir à les priver du son sublime qu'elle seule avait le pouvoir de faire naître. Aucun son n'en sortait ! Elle retardait l'accord. Elle privait la pièce, tapis, lustres, fenêtre, miroir, puissances invisibles, le violon lui-même, de sa « plainte exquise » “ une défaite pour la Beauté. Elle avait tout pouvoir ; il n'en sortirait rien ! Et elle se délectait de le dire à l'archet : « Non, tu ne le toucheras pas ; et si ce soir, tu ne jouais pas, dis ? »
Et l'archet s'énervait, impuissant à atteindre ce qu'il fallait de corde pour l'emporter sur le silence, dit-il ne pousser qu'un soupir, tant elle prenait plaisir à l'approcher toujours plus près de l'objet du désir, pour qu'il le frôlât plus près, toujours plus près, à la manière d'une asymptote. Comment elle avait jeté le silence au visage des choses ! Comme elle se voyait tantôt sur la crête de la gloire, tantôt tombée au fin fond des ressacs du vide, son visage exprimait le triomphe et la catastrophe.
Triste femme !
Tout à coup elle sentit quelqu'un derrière elle qui la regardait ; elle prit peur et s'arrêta net.
Ce n'était qu'Anette (crut-elle) qui était entrée pour apporter sa robe soutane fraîchement repassée ; il était dix-sept heures passées ; Mademoiselle Ewald devait songer à s'habiller bientôt ; selon les ordres de son dragon de maîtresse “ qu'Anette exécutait à la lettre “ il fallait que tout fût prêt, longtemps à l'avance, afin d’éviter à la violoniste de tourner sur elle-même, suer, s'agiter, le pire qui soit, lorsqu'on veut, comme chaque soir, conquérir une salle, de sa mine sereine et glacée, ainsi qu’elle voulait que fût la sienne. Oh, et comme elle soignait sa mine, son apparence !
Elle crut donc que c'était Anette !
« Je viens vous apporter votre robe, Mademoiselle Ewald. »
La violoniste ne se fût pas pardonné d'avoir ainsi été surprise par tout autre qu'Anette à s'exercer au violon, sans en produire le moindre son.
« Eh bien, Anette, pose-la sur la chaise. Quoi ? Tu ne vas pas rester plantée là, comme une gourde que tu es, jusqu'à demain. (Anette était en arrêt devant ce qu'elle venait de voir.) Il faut vraiment tout te redire soir après soir, ma pauvre fille. Peut-on être aussi godiche ! Tu as de la chance de m'avoir, ma pauvre Anette. D'autres t'auraient déjà renvoyée depuis belle lurette, tant tu es exaspérante, tu sais. Allez, va, maintenant, je n'ai plus besoin de toi. Attends, ânesse ! Il n'y a eu aucun message pour moi ? Non ! bien sûr... Eh bien, qu'est-ce que tu attends, déguerpis. Je n'ai vraiment plus besoin de toi. »
Sitôt qu'Anette eut déguerpi, Érika Ewald rit tout son saoul. Ensuite seulement elle commença à se préparer.
Elle joua comme une reine, ce soir-là encore. Elle avait l'air de ses pensées : soumettre la terre à ses pieds. Ce soir-là était plus prestigieux qu'un autre : quelques ministres, quelques célébrités et la foule des inconnus qui diraient un jour : « J'y étais, moi aussi » l'attendaient, ainsi que, quelque part, une tête couronnée. Sa loge aussi était plus fleurie (ces fleurs si obligées qu'on eût souhaité qu'elle fussent artificielles, pour qu'une bonne fois pour toutes, envahissant la loge, elles repoussassent les suivantes).
Si ce soir ressemblait à tous les autres, c'était parce qu'elle n'avait pas peur. Elle serait divine, au point d'abaisser jusqu'à sa robe auguste, les divinités du monde, ses rivales. Elle avait, en effet, revêtu sa robe, une robe légendaire qu'Anette lui repassait avec effroi, quelques minutes avant qu'elle n'entrât en scène, une robe noire ou l'idée d'une robe, confondant la simplicité et le deuil, tombant jusqu'aux chevilles, que la presse avait appelée sans complaisance une robe soutane dans laquelle Érika Ewald faisait de grands pas de séminariste, mais savait se maintenir droit comme un général. Elle n'avait pas souri, n'avait adressé qu'un sec signe de tête, au fond très insolent, au public qui passa l'éponge, parce que c'était Érika Ewald “ si l'on en croit l'ovation qu'il lui fit à son apparition. Elle était plantée sous une gerbe de lumière qui décomposait la toile arachnéenne recouvrant son crâne. Elle était altière, « glorieuse », comme l'avait écrit, non sans ironie, un critique londonien, et à en juger par son maintien, elle offrait à l'admiration du public le spectacle de son buste plat.
Chère Érika Ewald... Les autres musiciens étaient en dessous d'elle. Jamais la fosse n'avait si bien porté son nom ! Oui, chère Érika Ewald, déesse difforme de l'Olympe que les antiques poètes ont oublié de recenser, oh, si tu avais su comme tu étais laide !
Mais elle prit son violon qu'Anette lui apporta, après lui avoir fait une petite révérence, et aussitôt Érika Ewald imposa le silence à la salle. Elle savait qu'il n'y avait pas dix paires d'oreilles dignes de l'écouter. Les applaudissements la laissaient froide. Mais pourquoi applaudissaient-ils ? N'y eût-il eu qu'une seule paire d’oreilles digne de sa valeur, Érika Ewald n'aurait joué que pour elle-même ! De son point de vue, ils se gargarisaient d'une goutte de l'Océan de perfection qu'elle jetait à leurs pieds. Déjà, à la manière de s'emparer de son violon, elle se distinguait. Il y avait dans son geste de l'empressement, de l'impétuosité. Elle les bravait.
Son secret, elle ne s'en cachait pas, c'était de jouer avec l'intelligence, quand tant d'autres de son art n'avaient que les mots de cœur et d'âme à la bouche. Comme certains avaient chassé le hasard, Érika Ewald, elle, avait chassé la Sensibilité et sa sirupeuse jumelle, l'émotion. Elle célébrait l'Intelligence ! Comme d'autres ne croient qu'au Dieu Unique et refusent l'idée, non pas même d'un Dieu divisé en Trois, mais d'un Messie venu ou à venir, Érika Ewald ne croyait qu'à l'intelligence de la Beauté. Elle faisait triompher l'Intelligence. C'était possible et elle le prouvait de concert en concert. Ce serait trop peu dire de son jeu, parvenu à ce degré de perfection, qu'il faisait naître des images, car sur la toile noire de l'esprit, on voyait éclater, comme un feu d'artifice, des figures aux traits d'argent, croisant d'autres figures et d’autres traits d’argent et se succéder, tel un orage, le visage d'une idée, sans qu'aucune ne restât en suspens, si fugaces, si vite pulvérisées que le plaisir de ceux qui écoutaient jouer Érika Ewald tenait plus au mouvement des sons qu'à la vision désintégrée que les sons faisaient naître.

 

 

 

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