LE STYLE, HOMMAGE AU SENS

Amélie, 16 ans, est amenée par son professeur de français à dire lequel des textes du XIXème siècle , sélectionnés pour leur force de persuasion au service de la dénonciation des injustices sociales, a le plus d’effet sur elle. Trois auteurs, Jonathan Swift, Victor Hugo et Emile Zola sont en lice.

J. Swift, en donnant la parole aux nantis, use de l’ironie pour faire apparaître leur cynisme à l’égard des misérables. V. Hugo met sa science de la poésie au service de l’évocation de l’enfant, oiseau au chant gracieux et joyeux, instinctivement désireux de justice, mais tragiquement ensuite trahi par la société des adultes. Quant à Zola, c’est en recourant au récit romanesque qu’il dénonce comment la misère des faubourgs de Paris, maintenue par la classe dominante, condamne les ouvriers à s’habituer, comme anesthésiés, au malheur, même à celui -extrême- de la perte d’un enfant.

Amélie, sans hésitation, fait son choix.

Touchée, aiguillonnée, mise en révolte, et comme blessée par la plume de Zola.

 

Le cimetière est au diable, en dehors des fortifications. On descend l’avenue de Saint-Ouen, on passe la barrière, enfin on arrive. C’est un vaste enclos, un terrain vague, fermé de murailles blanches. Des herbes y poussent, la terre remuée fait des bosses, tandis qu’au fond il y a une rangée d’arbres maigres, salissant le ciel de leurs branches noires.

Lentement, le convoi avance dans la terre molle. Maintenant, il pleut; et il faut attendre sous l’averse un vieux prêtre, qui se décide à sortir d’une petite chapelle. Charlot va dormir au fond de la fosse commune. Le champ est semé de croix renversées par le vent, de couronnes pourries par la pluie, un champ de misère et de deuil, dévasté, piétiné, suant cet encombrement de cadavres qu’entassent la faim et le froid des faubourgs.

C’est fini. La terre coule, Charlot est au fond du trou, et les parents s’en vont, sans avoir pu s’agenouiller, dans la boue liquide où ils enfoncent.

 

Amélie ne sait pas analyser sur un mode littéraire la force de persuasion du style du romancier engagé, mais elle sait me dire : « C’est direct, pas de grands discours ; je suis dans la boue, j’ai froid, et je vois avec horreur le trou, je l’entends tomber. Tout est sinistre et laid. Charlot n’a pas eu la même mort que ceux qui avaient l’argent pour un bel enterrement… »
Pour confirmer la justesse de sa lecture, je l’invite à prendre la mesure de l’intelligence du titre donné par Zola à l’œuvre dont le texte est extrait : Comment on meurt. L’appartenance sociale fait la différence entre les “comment”.

 

Et quand je lui demande de me dire quels mots ont su particulièrement faire jaillir, d’emblée, sa compréhension et sa sensibilité, elle me raconte comment les images du ciel sali par les branches noires et celle de misère et de deuil, pour évoquer le cimetière, se sont imposées instantanément à son imagination ; comment le rapprochement de dormir et fosse commune l’a choquée, et comment la phrase tout est fini a fait résonner en elle l’horreur de la mort d’un enfant.

 

En repensant à cette bonne expérience partagée, je me disais qu’en effet, c’est quand le sens impose toute sa valeur à nos esprits qu’il faut être le plus travailleur, le plus attentif à le servir par l’écriture. Parce qu’il le mérite, parce que c’est une façon de rendre hommage à sa part de nécessité (nécessaire à dire, nécessaire à partager). Tout auteur sait qu’il ne peut pas se permettre d’exprimer, sans avoir pris de la peine, ce qui lui paraît empli de vérité, de force ou de beauté. 

 

Mais l’affaire n’est pas simple : on sait trop qu’une belle forme peut donner un paraître trompeur, masquer habilement la pauvreté ou la fausseté d’un sens. Les Grecs anciens avaient bien repéré toute l’ambivalence de la langue en tant qu’outil de persuasion : « la pire et la meilleure des choses », disait Esope le fabuliste.

 

Nous voilà donc obligés, dans la séduction de l’écriture, de rester vigilants à ce qui est dit.

Je ne manquerai pas un jour d’éclairer Amélie sur cette vigilance. 

 

 

 

 

 

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